Dans l’esprit de la plupart des Européens l’idée de nation est source d’un profond malaise. Il suffit de l’évoquer pour voir défiler les spectres de la guerre totale et du colonialisme, voire du totalitarisme. L’embarras que suscite l’idée nationale est d’autant plus sensible lorsqu’on considère le destin qu’elle connaît aujourd’hui. Reprise par les partis d’extrême droite, elle représente désormais le levier de la résistance populiste à l’avancée du libéralisme économique comme à l’achèvement de la construction européenne. L’espace idéologique est ainsi tendu entre le refoulement libéral de toute appartenance particulière, au nom de la pacification garantie par les droits individuels au sein d’une société civile mondialisée, et le retour du collectif sous la forme exacerbée et conflictuelle d’une nation réduite à une identité culturelle à préserver contre toute influence extérieure.
On comprend alors que la philosophie politique contemporaine ait cherché dans les dernières années à sauver le principe de l’autogouvernement, historiquement lié à la nation, de toute compromission avec le nationalisme, en s’efforçant de penser la démocratie politique au-delà de la nation. Vidée de toute référence déterminée – sociale, historique et culturelle – la démocratie serait ainsi vouée à trouver sa voie dans le cadre d’un Etat post-national sous la forme de l’acceptation réfléchie des droits fondamentaux assurés par les constitutions modernes
[1]. Or bien que justifiées par le lourd héritage de la nation, ces perspectives théoriques n’apparaissent pas moins comme des solutions de compris restant à la surface juridique des phénomènes collectifs. Si l’on ne veut pas s’en tenir à une conception purement procédurale de la démocratie, il faut essayer de remettre en cause le préjugé qui nous force à voir dans le nationalisme le destin inévitable de la nation. Repenser la nation au-delà du nationalisme est, en ce sens, l’une des tâches que doit s’assigner aujourd’hui la pensée politique, si elle veut contribuer à l’émergence d’une Europe qui ne soit pas uniquement constituée par le souvenir obsédant d’un traumatisme partagé.
De ce point de vue, le livre de M. Mauss sur
La nation représente un point de repère indispensable. Enfin disponible dans son intégralité grâce au travail remarquable fait par J. Terrier et M. Fournier, qui ont sorti le manuscrit du Fond de l’IMEC, le texte de Mauss, bien qu’inachevé, permet en effet d’apprécier toute la pertinence et l’actualité d’une approche sociologique de la nation capable de restituer l’idéal historique qu’elle a pu incarner comme de réfléchir aux causes profondes de sa dérive nationaliste. Si les philosophes politiques n’ont pas manqué de se référer au travail de Mauss sur la nation, bien qu’à de trop rares occasions
[2], cette édition du texte est destinée à relancer sur de nouvelles bases l’espace d’une collaboration entre philosophie politique et sociologie dont on peut espérer qu’elle permettra de redéfinir les coordonnées mêmes du débat sur l’Etat-nation et l’Europe, à condition que la première fasse l’épreuve de la réorientation du regard que la deuxième suppose
[3]. A cette fin, c’est d’abord le sens même de la sociologie politique de Mauss, tel qu’il émerge dans le projet même de son livre sur la nation, qu’il faut s’efforcer d’appréhender.
La nation : un projet scientifique et politique
En raison de son caractère synthétique,
La nation permet avant tout de saisir avec une rare clarté l’apport spécifique de Mauss au développement du projet sociologique élaboré par Durkheim. Loin d’avoir accompli un quelconque tournant anthropologique, selon le récit disciplinaire imposé par Lévi-Strauss dans l’après-guerre, l’effort de Mauss a surtout consisté à prolonger, dans et par l’ouverture d’un plus ample spectre comparatif, le projet sociologique de l’Ecole française dans l’ambition qui l’animait de penser la nouveauté historique des sociétés modernes pour aider à mieux l’accomplir. Reposant sur un socle anthropologique premier, la sociologie ne reste certes pas confinée dans le cadre étroit de la nation, comme on le dit trop souvent : elle suppose au contraire une étude générale des formes de sociétés allant bien au-delà de leur expression moderne ; pourtant, inscrivant l’anthropologie dans l’histoire, la sociologie ne s’accomplit comme telle qu’en prenant à objet les sociétés modernes, dont elle doit restituer la nature spécifique pour se comprendre elle-même. En ce sens, si la sociologie est intimement liée à la modernité c’est que la nation est, selon Mauss, ce « genre de société » où l’idée même de société est parvenue à la plus claire expression d’elle-même, engendrant des phénomènes irréductibles à l’organisation de l’ordre social propre aux sociétés pré-modernes. C’est cette émergence de l’idée de société dans la modernité qu’entendait résumer le sous-titre prévu par Mauss pour son ouvrage : « La nation, ou le sens du social ».
Or parmi les phénomènes nouveaux ayant accusé les effets de l’émergence du « sens du social », la reconfiguration du pouvoir temporel occupe la première place. La nation est en effet la société qui donne corps au sens du social en s’appropriant son propre pouvoir instituant, d’abord aliéné dans l’Etat, afin de se transformer en transformant son organisation interne, auparavant régie par la coutume et la tradition. C’est dans ce contraste comparatif entre l’Etat-empire des sociétés pré-modernes, foyer d’un pouvoir extrinsèque ayant à faire régner l’ordre par une pure discipline des corps, tout en assurant l’expansion externe d’une société abandonnée à son émiettement interne, et la nation, surgissement du pouvoir intrinsèque de la société se constituant dans son unité par l’institution réfléchie de son organisation intellectuelle et normative, que se joue l’essentiel de la thèse sociologique de Mauss. Si on devait la résumer d’un mot, on pourrait dire que la nation est la
société autonome, saisie dans son mouvement d’auto-institution, orienté tel qu’il est par une aspiration dont la sociologie, science intrinsèquement politique, doit saisir la visée propre. Encore faudra-t-il voir dans quelle direction la sociologie infléchit la compréhension de l’autonomie politique comme l’expression de la volonté qui anime le mouvement d’auto-institution, lorsqu’elle intervient pour en restituer la teneur historique et l’épaisseur sociale.
Parce que la sociologie est la science qui accompagne les sociétés modernes dans leur devenir des sociétés essentiellement politiques, le projet originel de Mauss, dont on comprend enfin toute la portée, bien au-delà de ce que les extraits publiés par Lévy-Bruhl laissaient entrevoir, visait à saisir la nation comme émergence moderne du sens du social, pour comprendre sur cette base le triple mouvement de sa constitution, la nation étant tout à la fois un fait à constater et une tendance à encourager par les mesures d’une politique moderne renouvelée parce que sociologiquement éclairée. Selon Mauss, le premier moment de constitution de la politique moderne est celui qui voit la nation s’affirmer contre l’Etat-empire afin de rendre possible la constitution collective des droits individuels, expressions de la conception sociale de la personne propre aux modernes, selon la perspective qui avait déjà été celle de Durkheim dans les
Leçons de sociologie. La nation tend alors à se confondre avec la « société civile », c’est-à-dire avec « le groupe naturel des citoyens libres et indépendants dont la personnalité est, théoriquement, l’objet d’un respect religieux » (p. 53). La lutte des citoyens pour l’émancipation vis-à-vis de la domination étatique se traduit alors dans l’appropriation de l’Etat comme instrument de cette même émancipation. La « nation contre l’Etat » (p. 53), c’est aussi et immédiatement « la société tout entière devenue à quelque degré l’Etat » (p. 97). Le « concept de nation » se laisse ainsi saisir avec netteté dans « le grand jour de la Fédération », lorsqu’une société a tenté « pour la première fois dans l’histoire » de « prendre conscience d’elle-même » en se manifestant « en face du pouvoir de l’Etat » (p. 69). Dans cette manifestation, c’est du surgissement même du pouvoir instituant de la société qu’il s’agit : en effet, ces « rituels du pacte » sont pour Mauss « l’expression voulue de cette idée que la nation, ce sont les citoyens animés d’un
consensus » (p. 97).
Or cette première dimension, libéral-démocratique, de la nation, si elle a sans doute trouvé la voie d’une réalisation partielle, a laissé subsister deux autres problèmes, finissant ainsi par saper les conditions de son accomplissement véritable. L’autodestruction des Lumières dont l’Europe a été le théâtre s’explique ainsi, selon Mauss, par le fait que la nation est restée un
projet inachevé, les nations libérales modernes n’ayant pas su assurer les conditions de la paix et de la justice, fondements ultimes du libéralisme même parce que finalités positives complétant l’émancipation purement négative de la personnalité individuelle. C’est dire que la nation ne peut être libérale que si elle est plus que libérale : elle ne peut garantir les droits civils et politiques que si elle dégage le « sens du social » qui s’y trouve incorporé, en dépit de la compréhension idéologique qui voudrait les assigner à une nature humaine donnée comme telle avant toute existence sociale.
Paix et justice. Tels sont alors les « deux grands problèmes » que Mauss entendait contribuer à résoudre en clarifiant la distorsion subie, au cours du XIX
e siècle par l’idée nationale. La nation a en effet fini par céder la place au nationalisme, seule finalité positive que les sociétés modernes aient su élaborer sur le chemin de leur réalisation. Au regard de cette distorsion nationaliste, la politique sociologique se profile comme la tentative de dégager la voie d’une autre politique des modernes à partir d’une analyse préalable de la nation dans son opposition de principe au nationalisme, compris comme pathologie spécifique des modernes :
« Partout encore, même dans la théorie, le contenu de l’idée de nation est donc encore faible. Le nationalisme en est encore en somme la forme un peu positive (ill.). Mais bien que le nationalisme soit générateur d’autre(s) maladie(s) des consciences nationales, avant tout il est l’expression de deux réactions : l’une contre l’étranger, l’autre contre le progrès qui soi-disant mine la tradition nationale. Vider cet abcès ; remplir au contraire de tout ce qu’elle contient de riche l’acception de cette idée, voilà la tâche urgente de toute théorie politique » (p. 72)
Remplir l’idée nationale d’un contenu positif pour compléter le libéralisme et empêcher qu’il se renverse une fois de plus en son contraire : telle est la tâche urgente qu’a voulu réaliser Mauss en écrivant
La nation. En s’efforçant d’en restituer la signification socio-historique, Mauss a cherché à donner aux citoyens et hommes politiques modernes les moyens théoriques pour comprendre que la nation, bien loin de porter en elle-même le principe de la domination, ouvre au contraire l’horizon de la paix et de la justice, si tant est que le droit, international et social, vienne concrétiser la nouvelle solidarité intra et infra nationale, déjà partiellement réalisée, en remplaçant la haine de l’étranger et l’acceptation irréfléchie des hiérarchies traditionnelles. Après les ravages de la Grande Guerre, c’est ce « capital spirituel » de la nation que Mauss a voulu investir, la politique ne pouvant achever le projet moderne dans la direction du pacifisme internationaliste et du socialisme qu’en s’efforçant d’abord d’aider les nations à « penser correctement sur elles-mêmes et à voir clairement leur avenir » (p. 60). Par sa sociologie politique, Mauss intervient ainsi dans le point de suspension entre la pensée et la volonté : le « succès modeste » qu’il envisage pour son ouvrage se résume à sa capacité d’« exprimer les idées de tous », avant que la « formule condensée » de la nation qu’il propose cristallise les « bonnes volontés et éventuellement des actes » (p. 62).
On mesure ici l’utopie d’une pensée sociologique qui n’a jamais vraiment explicité les conditions de réalisation de la politique qu’elle porte en son sein. La deuxième guerre mondiale, et la tragédie totalitaire, ont en effet apporté un cruel démenti aux espoirs de Mauss. Toutefois, l’échec de la politique moderne, s’il a montré que nos sociétés contiennent en elles-mêmes le ressort d’un « retour au primitif »
[4], ne fait que prouver avec davantage d’éclat le besoin d’un savoir capable de les aider à mieux se penser dans l’écart qu’elles creusent avec l’ordre social pré-moderne lorsqu’elles se tiennent à leurs idéaux propres. En ce sens, c’est l’ambition même de l’ouvrage de Mauss qui nous le rend contemporain. Une lecture de la nation comme projet inachevé des modernes y est élaborée qui permet de comprendre l’idéal qui a été et peut encore être le nôtre, à condition que la sociologie et la politique redéfinissent les conditions de leur coopération pour mieux en concevoir et en rendre possible la pleine réalisation.
Refaire l’histoire pour penser la nation
Pour commencer à approfondir la compréhension de la proposition de Mauss, il faut tout d’abord préciser la nature même de son intervention dans le rapport qu’elle établit entre science et politique. Comme nous venons de voir,
La nation exprime en effet le sens même d’un engagement sociologique dont nous n’avons presque plus le souvenir, tant la science sociale a fini par être pensée dans son inévitable extériorité à une politique devenue entre-temps pure administration de l’existant. C’est ainsi que J. Terrier et M. Fournier en viennent à imaginer que l’échec de
La nation, expliquant son abandon, soit dû à « la tension entre la composante scientifique et la composante politique » (Présentation, p. 41). Or sans vouloir nier l’existence de débordements politiques, sensibles à différents moments de l’argumentation, il faut éviter d’y voir un défaut qui viendrait s’inscrire à la racine d’un projet dont Mauss a pris soin de préciser l’intention qui le gouverne comme la logique qui préside au lien qui s’y établit entre science et politique.
Comme Mauss lui-même l’explique dès la présentation générale de l’ouvrage, intitulée « Objet du livre », premier texte inédit auquel cette nouvelle édition nous donne accès, si la sociologie se distingue de la philosophie politique comme de la politique, c’est qu’elle ne s’enferme ni dans le présent intemporel de la cité idéale ni dans le présent éphémère de la cité politique, puisqu’elle s’engage dans l’
histoire afin de restituer le devenir d’une forme, certes contingente et particulière, mais néanmoins durable et porteuse d’une valeur potentiellement universelle. Etudier les nations d’un point de vue sociologique suppose ainsi de s’efforcer de « communiquer un sens aigu de leur histoire ». Or c’est parce qu’il saisit les nations comme objets historiques que Mauss peut tout à la fois en « faire la théorie » et en « déceler la pratique » (p. 52). L’articulation entre la théorie et la pratique, la science et la politique, se joue ainsi sur le plan même d’un mouvement historique qui permet de faire émerger le sens de la nation dans sa différence avec la notion générale de société et de dégager ensuite les orientations qu’impose sa réalisation pleine et entière.
C’est à partir de ce déplacement vers l’histoire qu’on peut comprendre le dépassement sociologique de la philosophie politique, première et inaboutie tentative d’articuler théorie et pratique. En se situant sur le plan de l’histoire, la sociologie se donne en effet les moyens d’objectiver le discours même de la philosophie politique, dont elle reprend la tâche pour lui donner un tout autre fondement. C’est que les théories contractualistes apparaissent comme la projection hors du temps de la même configuration historique que la sociologie vise à explorer. En ce sens, si c’est à Rousseau que remonte l’élaboration théorique de l’idée de nation qui a trouvé ensuite une réalisation dans les pactes révolutionnaires, Mauss fait remarquer que « le Sage de Genève » n’a pu penser la nation que parce qu’il l’avait vue fonctionner en Suisse, « sinon chez lui, chez les Messieurs de Genève et chez de Berne, démocraties patriciennes, du moins dans les petites communautés cantonales » (p. 68). D’un point de vue sociologique, les théories du contrat ne sont que « la traduction philosophique d’un état de fait » : les philosophes ont hypostasié en termes « métaphysiques et juridiques » une idée de nation résultant d’abord de « l’œuvre spontanée de générations ayant étendu au peuple, par le moyen du système de délégation populaire et parlementaire, le partage de la souveraineté et de la direction » (p. 97-98). Une pleine compréhension et justification de la nation suppose donc le dépassement sociologique de la philosophie politique, accomplissant son ambition de fonder la politique moderne par le renvoi à cette même histoire que les philosophes présupposent dans leurs déductions comme l’horizon d’expérience qui seul peut donner à l’idée nationale un contenu déterminé et justification effective.
On ne peut donc donner une définition satisfaisante de la nation sans mesurer l’écart qu’a creusé l’histoire, en engendrant une forme particulière de société que la définition générale de société ne recèle pas. Or la nation, en tant que phénomène historique spécifique, a ceci de singulier qu’elle incarne déjà par elle-même une
torsion politique de l’idée de société. S’agissant de préciser les « signes extérieurs » nous permettant d’identifier une société comme étant une nation, Mauss fait en effet remarquer que la caractéristique propre des nations est d’avoir assigné le statut de critère classificatoire à des éléments qui, tels la langue ou le territoire, n’avaient pas et ne pouvaient pas avoir cette fonction dans les autres sociétés :
« Dans les nations modernes, au contraire, tous ces signes, que nous avons reconnus comme ne pouvant suffire à définir les limites dans le temps et dans l’espace d’une société, peuvent tous, ou un certain nombre d’entre eux, surtout dans les nations unifiées, être l’objet de cet attrait superstitieux que dans les formes plus primitives seuls le droit et les éléments juridiques de la religion suscitaient » (p. 100)
Le secret de la nation, dans le rapport à son double, le nationalisme, se cache ainsi dans cet « attrait superstitieux » pour des éléments qu’une définition abstraite de la société doit laisser au deuxième plan. S’il peut y avoir et il y a eu des sociétés existant et subsistant comme telles malgré la pluralité de langues ou en dépit des changements du territoire, si bien que le seul élément permettant de les identifier était le droit religieux, noyau sociologique de la « constitution » des sociétés primitives et traditionnelles, les nations modernes ont au contraire fini par produire des unités sociales recentrées sur l’affirmation politique de la langue et du territoire comme conditions de l’identité collective. C’est à partir de cette différentiation historique que la nation devient pensable comme telle dans le problème politique que pose sa constitution même.
La question politique surgit ainsi au cœur même de l’enquête théorique. C’est la question des « soi-disant critères de nationalité », tels « la race, la langue, la civilisation » : sur ces questions, fait remarquer Mauss, « la science sociale a précisément l’instrument pour dissiper tant et tant de préjugés dus à l’intérêt » (p. 52). Cet instrument n’est rien d’autre que l’histoire, si tant est qu’on la réécrive du point de vue de la sociologie politique. L’enquête socio-historique sur la genèse de la nation permet en effet de préciser son sens et de définir par là la place qu’il convient de faire aux critères de nationalité. Les critères en question réapparaissent ainsi dans la définition que Mauss donne d’une « nation complète » en tant que « société intégrée suffisamment, à pouvoir central démocratique à quelque degré, ayant en tout cas la notion de souveraineté nationale, et dont, en général, les frontières sont celles d’une race, d’une civilisation, d’une langue, d’une morale, en un mot d’un caractère national » (p. 114). Cette définition complète explicite pleinement l’idée générale de la nation comme appropriation du pouvoir instituant. Pour Mauss, une nation est ce genre particulier de société dans laquelle un Etat plus ou moins démocratique rend possible l’institution par la société de son caractère, en tant qu’ensemble, plus moins systématique, de traits différentiels – race, langue, morale, civilisation. Il faut mesurer toute la distance qui sépare cette définition sociologique de la nation de la compréhension idéologique qui se trouve au fondement du nationalisme.
La nation et la culture politique
Si la définition sociologique de la nation s’écarte de la conception idéologique propre au nationalisme c’est qu’elle transforme tout d’abord le sens de l’idée même de frontière. On aura en effet remarqué que la définition proposée par Mauss ne fait pas référence aux limites géographiques : la frontière d’une nation est fixée moins par le territoire que par les différents traits qui composent le caractère national. En ce sens, les frontières d’une nation sont d’abord et fondamentalement les
frontières du sens, celles que trace de manière paradigmatique l’usage social de la langue. Ainsi, à l’opposé des prétentions déjà nationalistes de l’idéologie moderne, ce n’est pas parce qu’il y a frontière qu’il y a identité nationale ; tout au contraire, c’est parce qu’il existe une identité collective définie par les traits du caractère national qu’il y a des frontières, d’abord symboliques et seulement ensuite physiques. Dans l’analyse de Mauss, le trait valorisé par l’idéologie moderne se trouve ainsi subordonné et secondarisé à l’élément que la sociologie fait apparaître comme étant le cœur même de la nation : son caractère, tel qu’il résulte de la naissance d’un Etat démocratique.
Concept central de la philosophie politique et des sciences sociales naissantes depuis le XVIII
e siècle, le caractère national se trouve ainsi investi d’une nouvelle signification dans la mesure où Mauss lui fait porter tout le poids de la question politique des critères de nationalité
[5]. Tout le problème de la nation dans son rapport au nationalisme vient alors se résumer en une question somme toute assez simple dans sa logique, celle des rapports entre les deux composantes de l’idée de nation : l’Etat démocratique et le caractère national. Comprendre la nation dans son rapport au nationalisme suppose ainsi de clarifier ce qui se passe lorsqu’on fait jouer ces deux éléments dans des rapports hiérarchiques inversés, assignant à l’Etat démocratique ou au caractère national le rôle de principe gouvernant la constitution de la nation.
Pour répondre à ce problème, J. Terrier et M. Fournier ont essayé de dégager la logique de l’analyse maussienne du phénomène national, en distinguant plusieurs définitions, progressivement cumulatives, de la nation. La définition que nous venons de citer ne vaudrait que pour les nations
complètes, comme la France ou les Etats-Unis, dernière étape d’un processus de nationalisation du social ayant institué d’abord un pouvoir central stable, puis son organisation démocratique, pour enfin aboutir à la construction d’une culture homogène, celle qu’entend résumer le concept même de caractère national. L’avantage de cette analyse est qu’elle permet de mieux saisir le moment où se créent les conditions du nationalisme, qui surgirait lorsque les membres de la société, oubliant que leur « unification résulte de décisions politiques », en viendraient à « percevoir les spécificités culturelles acquises comme l’expression d’une identité immémoriale ». Autrement dit, la nation saisie dans la vérité dévoilée par le regard historique de la sociologie devrait être conçue moins cet « objet immuable » revendiqué par les discours nationalistes que comme un « processus social » (Présentation, pp. 31-32).
Bien qu’éclairante, cette analyse soulève néanmoins un problème. Il n’est pas sûr, en effet, que l’opposition entre une identité fixe et une autre processuelle suffise à restituer la visée sociologique de Mauss, qui ne semble pas s’inquiéter de la production politique d’une identité collective définie et stable. Pour s’en apercevoir, il suffit de voir ce que recouvre l’usage maussien du terme de « fétichisme », indice, selon les éditeurs, d’une critique implicite renvoyant l’attachement au caractère national à une pente déjà nationaliste. Or pour Mauss, cet attachement fétichiste est l’expression d’une « fatuité naturelle, en partie causée par l’ignorance et le sophisme politique, mais souvent par les nécessité de l’éducation » (p. 107). On le voit, la création politique de l’identité collective par l’institution d’un caractère national est suffisamment ambigüe pour que viennent s’y loger tant la manipulation politique de l’ignorance du peuple, source du nationalisme, que les nécessités sociales éclairées sociologiquement, conditions d’une compréhension adéquate de la nation. Ainsi, le problème n’est pas tant l’existence d’un caractère national défini que la manière dont on le comprend et on l’investit sur le plan politique.
Pour préciser la position maussienne, il faut la comparer aux deux options organisant le spectre des conceptions idéologiques modernes au sujet de la nation. Tout d’abord, il faut mesurer la distance qui sépare la conception sociologique de celle, typiquement française, élaborée par Renan. Dans sa célèbre conférence à la Sorbonne de 1882, Renan a posé lui-même le problème du « criterium » de la nation : il a ainsi envisagé, dans la suite, la race, la langue, la religion, l’intérêt et le territoire. La liste discutée par Renan recoupe en grande partie celle proposée par Mauss dans son analyse des traits composant le caractère national comme autant de critères de la nationalité. Or, bien que concluant son analyse en se demandant ce qu’il faut « de plus » pour avoir une nation, la critique radicale de Renan montre bien qu’en réalité il rejette ces critères objectifs comme étant non seulement insuffisants mais encore non nécessaires. Tel est le cas de la langue, Renan s’adonnant à la démonstration facile censée prouver qu’elle n’est ni suffisante à identifier une nation – puisqu’il peut y avoir des nations différentes qui, comme l’Angleterre et les Etats-Unis, parlent la même langue –, ni nécessaire, parce qu’il y en d’autres qui, comme la Suisse, sont à compter comme des nations alors qu’un plurilinguisme marqué les caractérise. Une fois tous les critères objectifs réfutés, Renan en vient à retenir comme seul critère l’histoire politique pensée comme la sédimentation dans le temps d’une volonté commune. La nation est ainsi saisie dans l’histoire des actions passées – la gloire – telle qu’elle se trouve inspirer l’action au présent. Il s’agit bien d’une définition politique de la nation, qu’il faut à bon droit tenir pour paradigmatique, centrée telle qu’elle est sur l’expression consciente, se déployant dans le temps, d’un projet partagé.
La conception sociologique de la nation développée par Mauss est loin de se réduire à cette perspective purement politique. En rattachant les composantes du caractère national à un travail politique, il ne s’agit pas en effet, pour Mauss, de le vider de toute substance mais de mieux en penser la nature. En ce sens, si le caractère national résulte d’une volonté politique, c’est qu’elle vise à le produire pour pouvoir se réaliser comme telle, dans et par un travail qui engage la société tout entière dans le mouvement de sa constitution. Mauss décrit ainsi un « travail d’individuation » des nations par lequel « elles se singularisent, elles se séparent, en un mot, elles se créent un caractère collectif » (p. 112). Toutefois, si le caractère national est bien une composante nécessaire et suffisante d’une nation accomplie, raison pour laquelle Mauss n’envisage pas comme Renan le cas de la Suisse, y voyant moins une preuve que la nation puisse subsister comme telle sans une langue commune que le signe de son inachèvement, il faut encore comprendre la fonction qu’il lui attribue.
En effet la position sociologique de Mauss s’éloigne tout aussi bien de l’autre pôle du spectre idéologique moderne, où la nation figure comme cette donnée objective que le mot de « culture » est censé résumer, selon la conception allemande défendue par Herder. Si dans l’idée de caractère national il s’agit de saisir la culture commune, c’est seulement dans la mesure où une volonté politique la traverse qui permet de comprendre la destination à laquelle elle se trouve assignée. L’exemple de la langue permet ici encore de comprendre la différence qu’introduit une perspective sociologique par rapport à une appréhension purement idéologique des phénomènes sociaux. Selon Mauss, on ne peut en effet comprendre le processus visant à instituer une langue commune que si l’on saisit l’« ambition politique » qui l’anime, celle qui vise le dépassement de l’opposition entre la langue raffinée du petit nombre et les dialectes différenciés du grand nombre, pour la constitution de la société en tant que peuple. Par cet exemple, c’est la signification politique véritable de la formation du caractère national qui s’éclaire :
« On voit une volonté politique d’intervenir dans des processus qui jusqu’ici étaient laissés aux variations et aux développements inconscients. Et il serait erroné de croire à un artificialisme particulier. La volonté des pères de voir leurs enfants recevoir dans leur langue maternelle une éducation complète, voilà ce qu’exprime naturellement cet effort linguistique » (p. 105).
S’il n’y a aucun artificialisme dans le fait de reconduire l’existence d’une langue commune à un travail politique préalable, c’est que la volonté politique consciente, avant d’être rapportée aux projets de l’Etat, est d’abord saisie sur le plan des actions qui façonnent une culture qu’il faut penser comme essentiellement politique puisqu’elle vise à cultiver les capacités présupposées par l’autogouvernement démocratique. Les différences culturelles qui intéressaient tant Herder apparaissent alors comme le fruit d’une visée politique commune, la variété kaléidoscopique des cultures n’étant que l’effet différencié d’une même volonté d’autogouvernement. C’est l’unité de l’idée nationale qui a conduit, par son propre mouvement, à faire fleurir la multiplicité de cultures nationales, dont le sens ne peut être compris qu’en les rapportant à la constitution d’un peuple capable de se gouverner.
La formation d’une langue commune montre ainsi de manière exemplaire cette auto-éducation du peuple qui seule rend possible l’existence de la
culture politique [6]. La volonté politique explicite, celle qui s’exprime sur le plan de la loi, apparaît dans le cadre de l’analyse maussienne comme le point d’émergence d’une volonté première, sourde et diffuse, de s’auto-éduquer. Cette différenciation interne de la volonté politique permet de comprendre la reformulation sociologique de la notion moderne de volonté générale. Si l’idée de volonté générale ne se réduit pas à l’hypothèse douteuse d’un macro-sujet conscient se posant comme tel dans le dépassement des volontés individuelles, c’est que la volonté politique s’exprime d’abord au niveau des actions, gouvernées telles qu’elles sont par l’intention de transformer politiquement les mœurs et rendre possible la formulation réfléchie d’une loi commune. Entre l’opacité d’une tradition arrimée aux automatismes de l’action irréfléchie et le travail éclairé du législateur élaborant des lois vient ainsi s’intercaler l’auto-transformation des mœurs, selon le registre d’une forme inédite d’agir conscient dont l’éducation nous donne la clé.
C’est dire que la manifestation première et essentielle d’une société animée d’une aspiration nationale est l’existence même d’une éducation collective consciente, raison pour laquelle Mauss s’y réfère pour en faire le signe caractéristique de la nation résumant tous les autres signes dérivables du caractère national :
« Jusqu’à des époques récentes, les caractères des sociétés étaient plutôt l’œuvre inconsciente des générations et des circonstances où elles s’étaient trouvées, intérieures et extérieures … Le jour où a été fondée l’instruction publique et obligatoire, où l’Etat, la nation, légiférèrent efficacement et généralement en cette matière, ce jour-là le caractère collectif de la nation, jusque-là inconscient, est devenu l’objet d’un effort de progrès » (pp. 113-114).
La reprise par l’Etat démocratique de la volonté politique de la société, dans un mouvement qui remonte des actions situées jusqu’aux lois, en passant par l’existence d’une éducation nationale redoublant l’auto-éducation collective, accomplissement d’un même effort de progrès dans la prise de conscience de soi. Telle est la nation pensée sociologiquement.
C’est à partir de ce point comparatif qu’on peut saisir non seulement la différence historique de la nation par rapport aux sociétés caractérisées par la présence d’un Etat impérial surplombant une société externe et morcelée mais encore sa genèse, qui déborde le cadre de la modernité pour investir les « cités grecques » et le peuple vivant « en Judée » : si le concept de nation est ici applicable rétrospectivement c’est que, dans ces deux cas, « l’idée de l’éducation totale du peuple tout entier s’est fait jour, contre les grands » (p. 113). Mauss bouscule par là les préjugés propres à notre idéologie en permettant de penser le surgissement des sociétés modernes à partir de l’héritage combiné de la tradition grecque et juive. Ainsi, la nouveauté moderne n’est plus suspendue dans la solitude d’une création historique sans précédent puisqu’elle se trouve désormais associée à des formes politiques qui en ont esquissé le profil, en exprimant déjà la volonté politique d’une société cherchant à se constituer comme un peuple dans et par le dépassement de la division entre
gens et
populus. Il suffirait de cet exemple pour montrer à quel point la conception sociologique de la nation questionne la double opposition, qui structure encore aujourd’hui les débats en philosophie politique, entre, d’un côté, les anciens et les modernes, et de l’autre, les sociétés modernes autonomes et les sociétés traditionnelles hétéronomes.
La politique des modernes
Si l’on tient compte de cette analyse de la nation, il faut en conclure que l’expansion impérialiste de la nation, brouillant la frontière, si nettement établie par Mauss, qui la sépare de l’Etat-empire, ne peut être que le résultat d’une perversion originelle de son sens même. Dans l’inversion qui engendre le nationalisme, ce qui compte est surtout le retour dans la modernité des modalités pré-modernes de la politique, sous la forme d’un projet d’expansion dirigé par l’Etat et légitimé sur la base d’une conception naturalisée de la culture politique. L’enquête historique de Mauss s’ouvre alors sur une perspective normative historiquement fondée. Au regard des deux grands problèmes que la politique libérale a laissés sans solution, il apparaît que la nation ne peut éviter la dérive nationaliste et rester conforme à son idéal qu’en s’accomplissant sur le terrain internationaliste et socialiste. Un dernier problème surgit ici qui concerne le rapport à établir entre ces deux prolongements de l’idée nationale, nécessaires à sa pleine réalisation. On peut évidemment envisager deux lectures opposées, selon qu’on accorde une priorité relative à l’internationalisme ou au socialisme.
Selon J. Terrier et M. Fournier, il faudrait chercher le cœur de
La nation dans « la volonté de fonder sociologiquement l’internationalisme, au sens d’une volonté de coopération entre sociétés au niveau mondial » (Présentation, p. 18). C’est seulement en adoptant ce point de vue qu’il y aurait lieu de retrouver une unité dans le travail de Mauss,
La nation et l’
Essai sur le don constituant deux moments complémentaires d’une même «
sociologie de la relation sociale et intersociale » susceptible de fonder « l’
internationalismepolitique » (Présentation, p. 19). Or il est sans doute vrai que cette édition de
La nation jette une lumière nouvelle sur la signification sociologique et politique de
l’Essai sur le don. Grâce aux inédits publiés, on comprend enfin que la pratique sociale du don relève moins d’une régulation selon la justice des rapports internes au groupe que d’une régulation pacifique des rapports entre les groupes. Ainsi, au moment de terminer son excursus sur la guerre totale, pensée comme un phénomène caractéristique des nations modernes aux prises avec leur double nationaliste, Mauss se réfère à une « tradition ancienne » qui lui semble propre à clarifier les conditions d’établissement d’une « paix universelle » (p. 177). C’est ici qu’il renvoie à son travail en cours sur ces rituels sociogénétiques qui, tel le
potlatch, permettent de transformer le conflit ouvert entre groupes, selon la logique de la vendetta, en un « vaste système de rivalités réglées » (p. 178). Mauss en tire une conclusion où l’on mesure la signification politique précise de la pratique du don comme le hiatus que la politique moderne doit combler pour en réactiver l’esprit au-delà de la lettre primitive :
« Nous avons ici des conclusions pratiques à tirer. Car il est évident que ce n’est que lorsque les nations se seront confédérées qu’elles considéreront comme criminelles et nuisibles les guerres, qu’elles considèreront comme les vendettas et les guerres privées. L’esprit de paix est avant tout un esprit de fédération » (p. 181).
Ainsi, dans un élan épris de « prophétie », Mauss va jusqu’à envisager la création des « Etats-Unis d’Europe » comme condition pour une nouvelle paix entre les nations. Or si cette proposition ne se réduit pas à une plate tautologie – pour éviter la guerre, les nations doivent s’allier en une fédération pacifique – c’est qu’elle présuppose une analyse des conditions de l’alliance. On voit alors l’insuffisance d’une perspective internationaliste comme réactivation moderne de l’esprit du don. La proposition maussienne n’a en effet de sens que si l’on dégage les causes qui ont fait dévier la nation de sa visée propre, avant et afin d’indiquer l’orientation d’une politique qui voudrait la réaliser en les corrigeant.
On touche ici au problème du diagnostic maussien au sujet des causes responsables de l’inversion nationaliste, préalable au déchainement meurtrier de la Grande Guerre. C’est seulement en comprenant les sources de l’impérialisme nationaliste que Mauss se donne les moyens de réorienter la politique moderne dans la direction de cette fédération de nations qu’il appelle Inter-nation. Or selon Mauss, la guerre totale entre nations n’est que la conséquence d’un conflit qui prend place en leur sein, au titre d’effet de la domination exercée par les classes dirigeantes et industrielles sur les travailleurs. Cette domination empêche en effet de réaliser l’idéal d’autogouvernement propre à la nation, soumise telle qu’elle est à l’emprise des intérêts privés. En ce sens, le principe du conflit concerne moins l’opposition entre classes que la confrontation de la société à elle-même, prise telle qu’elle est dans une contradiction interne entre l’idéal national et la prédominance effective du capital. La paix entre les nations ne peut alors être que la traduction extérieure d’une justice intérieure qui déborde le cadre anthropologique du don dans la mesure exacte où elle se veut le prolongement du sens du social propre à la nation :
« La paix perpétuelle, si elle est possible, ne le sera qu’entre nations également bonnes et serviables, sinon idéalistes, et sacrifiant raisonnablement une partie de leurs intérêts les unes aux autres. Mais pour qu’elles puissent en arriver à ce point, pour qu’elles puissent contracter ensemble au sens plein du mot, se prêter ensemble la totalité de leurs biens, matériels et moraux, il faudra qu’elles en soient maîtresses, et qu’elles en aient la disposition. Il faudra avant tout qu’elles arrivent à se compléter elles-mêmes ; il faudra qu’elles se cessent d’être les instruments des classes dirigeantes et égoïstes, impérialistes et conquérantes » (p. 242)
Dans cette injonction, qui n’est pas sans receler des leçons pour le présent européen, Mauss joue l’ensemble de son analyse. La fondation d’une société internationale, avec les échanges réglés entre nations qu’elle suppose, renvoie à l’extension sur le terrain économique de l’autogouvernement politique, condition de sa réalisation véritable parce qu’expression accomplie de l’auto-institution du peuple que l’éducation réalise en premier lieu. Telle est la notion, sociologiquement fondée, d’une justice toute moderne comme visée interne à la nation. Dans ce cadre, le socialisme apparaît comme l’accomplissement même de l’idéal propre aux sociétés modernes.
Il n’est donc pas surprenant qu’un texte censé parler de la nation soit consacré, pour presque la moitié, au socialisme. C’est que le sens même de la nation comme de l’achèvement du projet des modernes y sont en jeu, la sociologie politique de la nation se prolongeant en une politique sociologique qui reprend sur le plan du savoir l’aspiration socialiste, pour l’élucider et la réaliser. Mauss revient alors à la thèse socio-historique de Durkheim, qui avait vu dans le socialisme et la sociologie deux versants, fruits des mêmes causes et incarnés dans une même figure emblématique, Saint-Simon, d’un même projet moderne cherchant la voie de sa réalisation. En faisant suivre l’analyse durkheimienne des doctrines socialistes par une étude fort détaillée des pratiques sociales, Mauss ne se borne pas à compléter la sociologie du socialisme mais épouse le mouvement même de l’histoire pour repenser le socialisme de la sociologie comme une forme de « nationalisation » de l’économie irréductible à l’« étatisation » parce que supposant l’extension à la sphère économique de la « socialisation » réalisée par la culture politique. Le projet durkheimien de corporations renouvelées trouve alors son prolongement réel dans les nouveautés mêmes qu’a apportées l’histoire dans le développement de la culture politique : les groupes secondaires chargés de réaliser la nation sont désormais les syndicats et surtout les coopératives, formes supérieures de la nationalisation/socialisation de l’économie parce qu’investissant l’ensemble de la nation dans une même conversion sociale de l’esprit. Loin de se cantonner à la formulation de l’idée socialiste, pour s’exposer ensuite au risque d’une prise de position politique externe au mouvement de l’histoire, selon le jugement qui avait fini par condamner la proposition durkheimienne des corporations, l’engagement sociologique de Mauss vient se traduire avec plus de cohérence au niveau même de la pratique politique, ressaisie en tant qu’expression d’une tendance sociale manifestant la même volonté qui anime la nation. En ce sens, le pas supplémentaire accompli par Mauss consiste surtout dans le fait d’avoir formulé, beaucoup plus clairement que ne l’avait fait son maître et oncle, le point de convergence entre sociologie et socialisme :
« C’est un fait important de l’histoire des sciences et de la morale humaine que cette naissance simultanée des sciences sociales, d’une part, et du socialisme, de l’autre…En réalité, les doctrines, les idées socialistes, comme les sciences sociales, ne sont autre que la prise de conscience progressive de la nation ; elles expriment l’effort des penseurs pour l’aider dans cette voie » (p. 261)
A la lumière du socialisme, l’effort de pensée déployé dans
La nation se laisse finalement comprendre dans sa visée ultime : si Mauss a entrepris d’étudier la nation, c’est que dans son accomplissement socialiste, il en allait de la réalisation même de la sociologie comme science politique des modernes capable de formuler leur véritable politique.